Monday, February 27, 2017

Street Angel (馬路天使) 1937


 

Fruit Seller: How come you’re always pasting newspaper on the wall?
Wang: This broken down old wall, I can’t stand looking at it.”






     Street Angel est un film produit par la compagnie Mingxing. C’est le deuxième film de son réalisateur, Yuan Muzhi (袁牧之 1909-1978). Après avoir été acteur au studio Diantong il fait ses débuts comme réalisateur avec le film Scènes de le vie urbaine (都市风光)produit par la Mingxing. Ce film accorde une large place à la musique et peint avec réalisme le Shanghai de l’époque. On retrouve aussi ces éléments dans Street Angel, film mélodramatique considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma chinois et qui parait dans un temps de troubles et de désordres en 1937. Street Angel sort durant l’été, juste avant la prise de Shanghai par les Japonais, « ce fut un immense succès auprès du public, mais ce fut aussi l’un des derniers produits du grand « âge d’or » du cinéma chinois, celui du cinéma de Shanghai : les artistes furent bientôt forcés de se replier dans les concessions, et bridés par la censure japonaise. » écrit Brigitte Duzan. Par la suite Yuan Muzhi adhère au Parti communiste et fonde le premier studio étatique, puis il dirige le Bureau central de cinéma au ministère de la culture (1949). 
 
     Ce film met en scène la vie quotidienne du Shanghai populaire des années 1930. Les personnages qu’on y rencontre illustrent la diversité et la précarité des petits métiers. Ainsi, Chen Shaoping le joueur de trompette, est entouré de ses amis : un vendeur de journaux, un barbier, un muet désœuvré et un jeune vendeur de fruit. Une joyeuse troupe bigarrée donc, teintée de naïveté et qui vibre encore des espérances de la jeunesse. Un autre groupe est composé par deux personnages féminins : Xiao Hong et sa grande sœur Xiao Yun, toutes en contrastes, elles illustrent la difficile position des femmes seules et sous domination. Chanteuse, Xiao Hong représente encore l’insouciance de la jeunesse alors que sa sœur, forcée à la prostitution, illustre le sombre écueil de cette population féminine fragile. Le troisième groupe réunit le joueur de erhu et sa femme (joueuse tout court) qui vendent chansons et vins et exploitent les deux sœurs qu’ils logent à l’étage. A ces gens peu scrupuleux on peut lier le gangster, monsieur Gu, désirant acheter la jeune chanteuse. Ces principaux personnages, auxquels il faudrait rajouter les différents logeurs et logeuses, les policiers ou encore l’avocat, donnent vie, avec un réalisme certain, à un milieu urbain pauvre, prosaïque, fait de difficultés quotidiennes et dans lequel même les liens les plus forts (amitié, amour) ne sauvent pas de la violence les faibles et les marginaux.   

     Tout d’abord, le film joue beaucoup sur la spatialité. On note en premier lieu celle qui est la plus évidente et qui est axée sur la verticalité. Le petit peuple que l’on suit est celui de la rue, c’est là qu’il gagne son pain quotidien (vente de journaux à la criée, musique et procession pour les mariages, errance nocturne en quête de clients…). La porosité entre l’espace public de la rue et l’espace privé des intérieurs est souvent mis à mal, il y a une unité de lieu qui n’est rompue que par l’épisode se déroulant dans le gratte-ciel. En effet, quasiment toutes les scènes se déroulent dans un lilong assez caractéristique avec sa porte, sa rue étroite et ses maisons peu élevées et serrées. Cette architecture renforce le sentiment d’intimité qui se dégage des lieux, la proximité qui en découle est cependant à la fois sympathique, étouffante et dangereuse pour les personnages. 

     Dès le début, lorsqu’on suit Chen Shaoping et sa fanfare, les interactions entre l’espace de la rue et celui des logements sont mis en avant par le dialogue gestuel entre le trompettiste et la jeune chanteuse à sa fenêtre. Avec l’adoption d’un angle plongeant puis en contre plongé, le réalisateur offre une vision subjective (celle des personnages), vision qui place le spectateur tantôt dans la rue, tantôt à la fenêtre. Avec cette technique les regards se croisent et lient, unifient, densifient l’espace. On retrouve cela fréquemment dans le film, les fenêtres deviennent alors des acteurs à part entière qui servent de cadres, de scènes théâtrales, rendent explicites les désaccords et permettent l’expression des sentiments. Les perspectives choisies permettent aussi de jouer sur différents plans, de les faire dialoguer, de dédoubler parallèlement les scènes et les actions. Ce monde-là est un univers ouvert dans lequel le regard est toujours appelé et, aux yeux de cette société, on ne peut échapper. C’est cela aussi qui précipite les deux sœurs dans la tragédie : fuir, se cacher leur est impossible.

     Le ton de ce film est particulièrement surprenant. Si le début est franchement comique, le film oscille en permanence entre moments de légèreté (illustrés par les gags de Chen…) et instants plus sombres (qui se lisent sur le visage de Xiao Yun), avant de finalement s’achever tout à fait tragiquement. Les ressorts du comique sont variés. Le burlesque est présent surtout grâce aux nombreux gags, parfois en cascades, liés au personnage de Chen. Ce personnage capte dès le début notre regard avec son air décalé dans la fanfare du mariage. Peu concentré, le musicien commence par laisser s’échapper un filet d’eau de sa trompette, puis, distrait par son ami qui l’interpelle, il sort du rang pour le rejoindre et ils se marchent sur les pieds, il finit même par loucher après avoir regardé la mariée elle-même atteinte de cette gêne peu avantageuse.
     Ces éléments montrent clairement l’influence sur Yuan Muzhi de films américains, comme ceux de Charlie Chaplin. La scène de prestidigitation illustre tout aussi bien cela. Depuis sa fenêtre Chen s’amuse à faire apparaitre une pomme sous le regard étonné de Xiao Hong qui l’observe de sa propre fenêtre en face. Les mimiques des acteurs rapprochent fortement leur jeu de celui du cinéma muet. Une des pommes vient ainsi toucher Xiao Yun qui se maquille derrière sa sœur, immédiatement, de l’autre côté de la rue, les trois complices cachés laissent paraitre leurs têtes, Chen tape sur chacune d’elles et un son différent en sort. Selon Anne Kerlan, le comique provenant de cette maladresse et ces relations enfantines font échos à Chaplin et Paulette Godard. Chen, en plus de ses gags, est un personnage éminemment théâtral qui, semble-t-il, surjoue ses peines et ses joies, tout en sincérité malgré tout. 

     Si parfois il y a des gags plus ou moins gratuits, d’autres marquent profondément les fractures sociales. C’est le cas du décalage permis grâce à la confrontation de Chen et Wang aux objets modernes présents dans le bureau de l’avocat qu’ils vont consulter pour défendre Xiao Hong contre M. Gu. Le comique est aussi présent dans la caricature parfois grossière des personnages, c’est le cas pour le muet qui est moqué par Chen à chaque fois qu’il essaie de s’exprimer. La condition misérable de cet homme est exploitée à contre-sens et devient un outil de dédramatisation. Même le vieux Wang et sa femme prêtent à sourire tant leurs traits reflètent leur cupidité et leur grossièreté.
     
     Enfin, le comique de situation et de mots est aussi présent : Chen joue bruyamment dans la « Grande rue calme » ! Chen se permet beaucoup et ce n’est pas par hasard qu’il est magicien, on a l’impression que c’est de lui que peuvent venir les solutions aux problèmes que rencontre Xiao Hong. Mais le pouvoir protecteur de l’illusionniste est aussi une illusion, sa volonté n’y est pour rien mais il ne peut lutter contre ce qui le dépasse : le pouvoir de l’argent et la chute promise si cet argent vient à manquer cruellement. Ce film est donc aussi un film de divertissement mais cet aspect sert grandement la morale de l’histoire. C’est avant tout un film engagé, de gauche, témoignant d’une situation sociale pleine d’injustice pour les plus faibles. Le personnage de Xiao Yun reflète toujours, malgré les épisodes comiques, la ligne tragique, même si parfois sous-jacente, du film.

     Ainsi, la précarité des personnages est bien présente, en permanence. On peut d’ailleurs la lire métaphoriquement dans la scène où Chen aide Xiao Hong à traverser l’espace qui sépare leurs deux fenêtres grâce à une planche. Le cadrage très esthétique rappelle que ces silhouettes lumineuses qui se détachent contre le ciel noir, jouent les équilibristes et peuvent chuter à tout instant. Le film montre une jeunesse globalement naïve et d’avantage tolérante que les personnages plus âgés, cyniques et à la moralité douteuse. C’est ce que montre la sympathie de Wang pour Xiao Yun et ses malheurs, Wang surmonte le statut marginalisé de prostituée. Cependant ce n’est pas le cas de Chen qui est lui plus dur avec Xiao Yun, cela en fait un personnage complexe, qui est à l’image du film, plein de subtilités, narratives aussi bien que techniques. 

     Le personnage de Wang, le vendeur de journaux, est certainement un des plus attachants. Sa manie de recouvrir les murs de journaux nous parle symboliquement du contact de cette population à la modernité. Les journaux sont la source d’un savoir et reflètent les opportunités et pratiques du Shanghai moderne qui émerge. Ces murs délabrés que Wang ne veut plus voir, c’est cette société fracturée qui laisse les basses classes en dehors du renouveau, dans une lutte violente pour leur survie. Au début du film, un journal collé sur le mur leur permet d’écrire le caractère « difficile », comme s’il y avait là un rappel de ce que sera leur vie. De ces journaux, Wang et Chen tirent de nombreuses idées : celle de sortir s’amuser un soir, celle de consulter un avocat, celle de fuir… Toutes ces idées seront des échecs, comme si ce savoir-là ne leur était pas destiné. Ces opportunités du nouveau Shanghai leur sont refusées, ce sont des illusions, à l’image de cet usage que Wang fait des journaux, c’est-à-dire du papier peint : cela cache mais cela n’enlève pas la réalité qui est la leur, non celle d’une prometteuse prospérité mais celle du mur délabré uniquement. 

     La solidarité, l’amitié et même l’amour dont l’on voit l’expression subtile dans les chansons interprétées par Xiao Hong ne suffisent pas pour échapper à la misère de ces bas-fonds. Le film s’achève donc dans le silence qui entoure la mort de Xiao Yun. Ce personnage tout au long du film parle d’avantage grâce à sa simple présence qu’avec des mots - à l’image des femmes qu’elle représente elle n’a pas la parole dans cette société. La dernière phrase du film rappelle le scenario de New Woman (1933) : “Not enough money. The doctor won’t come.”

Wednesday, February 15, 2017

Kerlan chapitre 10 : « Une aventure collective : faire un film à la Lianhua »




     Dans ce chapitre, Kerlan décrit les différentes phases de la production d’un film dans la compagnie Lianhua, de l’écriture du scénario aux premières projections internes, en passant par le plus ou moins long tournage.
Lianhua huabao, 1er janvier 1937, 8.4, p. 13 : La Symphonie de la Lianhua : « Nous marchons en éclaireurs, ouvrant la voie »
http://ombrel.hypotheses.org/hollywood-a-shanghai-lepopee-des-studios-lianhua-1930-1948/hollywood-a-shanghai-lepopee-des-studios-lianhua-1930-1948-documents-darchive/hollywood-a-shanghai-lepopee-des-studios-lianhua-1930-1948-la-promotion-des-films
                  
     La Lianhua, par le biais de ses magazines offrait aux lecteurs, et certainement futurs spectateurs, un moyen de suivre ce parcours complexe et semé d’embuches. Cette image cohérente et bien pensée était construite pour donner à voir une dynamique collective. Ainsi la « visite des studios » agrémentée par des photographies devait montrer le « vivre ensemble » propre à la compagnie en insistant par exemple sur la proximité entre les lieux de vie (comme les dortoirs) et les lieux de tournage. Compagnie cinématographique novatrice, la Lianhua met autant en scène sa propre organisation de production que ses films.

     Une question se pose peut-être : pourquoi un tel besoin de communication ? Cela n’indique-t-il pas déjà la faiblesse de ses films ? Non comme œuvres d’art mais comme médias suffisant pour répondre à une curiosité consternant le monde du cinéma ? Pourquoi la compagnie s’appuie-t-elle autant sur un mode d’expression parallèle ? Cela donne l’impression que la construction du mythe de leur entreprise nécessite une « traduction » pour bien mettre en évidence l’idéologie qu’ils revendiquent… (donc : ou la production n’est pas assez claire et efficace, ou la population manque de clefs de lecture, ou cela reflète simplement l’idée que, plus que les films qu’elle produit, la Lianhua s’attache à son image…). 

     Autre question liée à ce dévoilement important des « coulisses » par le biais de l’écrit et des photographies : est-ce que cette façon d’éclairer l’envers du décor ne brisait-elle pas le charme de la magie des salles obscures où l’on se plait généralement à rester dans l’illusion du réel que propose la fiction ? (Il est vrai que la Lianhua proposant un modèle, de société cette coupure (avec la production en elle-même) n’était peut-être pas recherchée). Mais quel était le positionnement des spectateurs ? 

     La première étape, celle de l’élaboration du scénario était particulièrement importante pour la Lianhua, qui, n’ayant pas les moyens de Hollywood, misait avant tout sur une trame narrative (visuelle) de qualité. Les films devaient amener « les spectateurs à réfléchir tout en laissant des impressions profondes ». Quant aux sujets (privilégiés) de « société », ils devaient toucher un très large public. Ces scénarios, parfois inspirés par la littérature étrangère étaient généralement écrits par la Lianhua et passaient ensuite par un « Comité d’examen » composé de réalisateurs, scénaristes, directeurs : cela permettait une sorte d’uniformisation. Le tournage, plus libre, pouvait se faire à l’intérieur avec des décors, ou en extérieur (à Suzhou par exemple), mais jamais la Lianhua ne regardait à la dépense. On note toutefois que les tournages en extérieur ne se faisaient jamais lorsque le film portait sur le petit peuple urbain, les décors étant alors privilégiés. Y avait-il une raison à cela ? Pourquoi l’aspect « documentaire », possible pour les campagnes ne l’était pas pour le milieu urbain ? 

     Dans ce chapitre, Kerlan mentionne aussi le très tardif passage au parlant de la Lianhua (une de ses spécificités). Contrairement à la Minxing, la Lianhua a privilégié la musique et le chant. Les problèmes étaient en effet nombreux (manque de technologie, coût élevé, salles non équipées, problème des langues…) Enfin, en ce qui concerne la censure, on peut être étonné par le fait qu’à Shanghai c’est l’instance de censure locale, le Shanghai Municipal Council qui a posé plus de problèmes que la censure nationale de Nankin mise en place à partir de 1934…