Tuesday, March 14, 2017

Malraux, La condition humaine




1927. L’ombre d’un Shanghai nocturne : une ville de brumes et de solitudes. 

     Malraux aux côtés de Céline, Aragon ou encore Bernanos et un certain nombre d’écrivains de la génération de 1930, fait partie de ceux qui font basculer l’art romanesque de la description à la réflexion. « On est sur la voie d’un roman énigmatique, constitué d’une suite brutale de lumière et d’ombres. La réalité n’est pas racontée : elle est présente par bribes, discordante, incertaine, en train de s’accomplir. » (Michel Raimond, Le Roman depuis la révolution, Armand Colin, 1981, page 201). Il est vrai, Malraux le dit lui-même lorsqu’il reçoit le prix Goncourt en 1933, que dans La condition humaine, ce n’est pas le cadre du récit qui est privilégié mais l’interrogation solitaire et angoissée de personnages confrontés au tragique et happés par l’action. L’environnement n’est alors conçu par l’auteur que comme réunissant « les conditions d’un héroïsme possible » alors que « l’essentiel est l’élément pascalien. » Pourtant Shanghai, ses rues, ses échoppes encombrées, ses arrières boutiques dénudées, ses lieux de plaisir, de jeux et ses grands hôtels si proches des sombres chambres chinoises, cette ville-là, multiforme et hétérogène, on la découvre parfois en une phrase qui laisse souvent exploser une poésie absente ailleurs. Cette esthétique particulière que peut-elle nous apprendre sur le Shanghai vécu de cette époque ? Ces images urbaines rapidement déployées sont-elles plus que le reflet troublé des tourbillons intérieurs qui, toujours, secouent les personnages ?   

     Dans La condition humaine, la trame historique conduit clairement le récit. Pour faire concis, le 21 mars les troupes du Guomindang étant proches de la ville, les communistes lancent une insurrection. Le 22 mars, l’armée de Chang Kai-Chek fait son entrée, le 29 mars, les communistes veulent organiser une véritable révolution malgré l’opposition de l’Internationale. Le 12 avril, Chang Kai-Chek fait arrêter et exécuter les principaux dirigeants communistes. Le roman est composé de sept parties dont les deux premières, qui se déroulent du 21 au 23 mars, narrent heure par heure les premiers épisodes de l’insurrection. Cette chronologie linéaire et le temps très resserré participent à la création d’un tragique classique. Le point de vue adopté est objectif mais il passe parfois d’une subjectivité à une autre, lors de longs monologues intérieurs par exemple, pour rendre percutante la solitude absolue des consciences. Les personnages sont nombreux et illustrent la variété (à nuancer) d’une ville qui avec sa concession française et sa concession internationale a la réputation d’être cosmopolite. Ainsi, Tchen terroriste communiste est chinois, Kyo Gisors, intellectuel d’un milieu plus bourgeois est franco-japonais, son père est un philosophe français, Katow est russe et a vécu la révolution de 1917, Clappique, joueur bien renseigné est français tout comme le capitaliste Ferral et le chef de la police, Martial. Enfin le militant communiste Hemmelrich est d’origine belge.


I.               Brumes et lambeaux de lumière : une ville impressionniste.
     Une fois la lecture terminée, l’image qu’il semble nous rester de la ville n’a rien de très palpable et concret : l’atmosphère est lourde, le bleu du ciel rare et le regard, en permanence, butte contre un mur mouvant annihilant toute perspective. Shanghai ne nous est présenté que par petites touches, par impressions plus qu’autre chose. La poésie qui se dégage parfois par ces failles, à la fois douce et furtive, inutile, nous plonge dans un monde presque rêvé, loin de la réalité révolutionnaire. Ainsi, on ne compte pas le nombre de fois où Malraux mentionne brume ou brouillard : « La voiture continuait à filer entre des raies de lumière estompées par la brume », «Les lumières troubles des villes de brume qui passaient par les fentes des volets entrouverts, à travers les vitres bouchées, s'éteignaient une à une : les derniers reflets s'accrochaient aux rails mouillés, aux isolateurs du télégraphe ; ils s'affaiblissaient de minute en minute ; bientôt Tchen ne les vit plus que sur les pancartes verticales couvertes de caractères dorés.», « la brume, nourrie par la fumée des navires, détruisait peu à peu au fond de l'avenue les trottoirs pas encore vides », «Kyo commençait à voir dans la brume pas encore levée... la lumière trouble de la maison où se tenait le Comité militaire. Brume et nuit opaque : il dut allumer son briquet pour savoir l'heure. », « Dehors, au fond de la brume, des lumières jaunâtres - des becs de gaz sans doute - semblaient aussi veiller sur eux. » Dans tous ces exemples la brume empêche de voir clairement la ville et, très fréquemment, une source de lumière perce un instant avant d’être étouffée. Shanghai la nuit semble briller de faibles points lumineux, variés, mais vacillants : phares de voitures et des canonnières, lumières des logements, pâle électricité, becs de gaz mais aussi « ampoules misérables », « enseignes lumineuses », bougies dans des « phosphores », « lune », « étoiles » … 

     Comme le montre la première scène, Malraux, souvent, ne pose pas de cadre spécial préalable. Le lecteur jeté in medias res ne découvre que très progressivement la moustiquaire, la porte, le balcon, la fenêtre, jusqu’à ce qu’il se retrouve soudainement avec Tchen « en face de Shanghai », sa « brume jaune », ses millions de vies et son fleuve. On a donc plus que des descriptions, des ambiances qui font écho aux tourments intérieurs des personnages chez qui rien n’est clair et qui s’échinent à voir en eux malgré les aléas climatiques. Pourtant de leur vie dans cette ville, le roman aborde certaines facettes peut être généralisables.    


II.             Les ombres qui y vivent, y errent, qui s’y battent et qui s’y perdent.
     Si voir la ville ou plutôt son paysage urbain autrement que par fragments ne nous est pas permis, les ombres qui la hantent nous renseignent davantage sur ce que pouvait être la réalité du quotidien de certains. La situation des femmes est évoquée, notamment la présence de nombreuses courtisanes et prostituées, celles que visite régulièrement Ferral, celles des « bordels minuscules aux enseignes rédigées dans les langues de toutes la nations maritimes » qu’enchaine Clappique, celles qui, ombres, s’ajoutent aux ombres des rues. Dans les concessions, la lumière passe plus généreusement à travers les « grandes fenêtres européennes ». L’argent est présent, central même comme en témoigne l’auto « Voisin », du président de la Chambre de commerce, la seule qui roule dans Shanghai nous dit-on. Sur la même page nous est décrit, en miroir, les modes de transport de la foule chinoise (des brouettes aux pousse-pousse en passant par les « petits chevaux poilus », brève parenthèse pittoresque plutôt rare dans la narration. La présence de l’opium qui irrigue la ville est aussi à noter, drogue apaisante dans laquelle se plonge Gisors père.  

     Mais surtout ce sont les grandes masses des ouvriers et des révolutionnaires cachés qui forment ces « ombres » si présentes dans le roman. Ainsi, sans les croiser vraiment « les deux cent mille ouvriers des filatures » et « la foule écrasante des coolies » font sentir leur souffle silencieux, mais aussi leurs revendications sociales (la possibilité de s’assoir pour les ouvrières des filatures par exemple). 


III.            Lieux de nuit
     La vision de Shanghai que nous donne La condition humaine est en grande partie une vision nocturne. En effet, suivre les révolutionnaires qui organisent leurs actions implique une immersion dans un monde caché, celui des arrière-boutiques et des ruelles.  La nuit, la ville chinoise est sombre et peu rassurante, on peut y rentrer dans des magasins « pouilleux » tels que celui de phonos « Lou-You-Shuen et Hemmelrich » ou encore chez un marchand de lampes, de poissons vivants ou d’oiseaux. Dans le roman, nombre d’entre eux sont des tchon communistes. Mais dans cette ville chinoise on trouve aussi les anciennes maisons à cour carrée (celle de Gisors père) avec leurs halls, leurs jardins ou encore leurs peintures. Du côté des concessions c’est dans des lieux de lumières, présentant bien plus d’opulence que le lecteur est conduit : le Black Cat dans lequel vit la concession de nuit joue un rôle important avec son fond sonore de jazz et de « fox trot », on y danse, y boit, y joue. Il y a aussi le bar du Shanghai-Club et surtout les hôtels, petits, comme l’hôtel Grosvenor avec son « noyer poli » et ses « drapeaux » ou plus importants, comme l’Astor


     Miroir de personnages en prise avec une révolution qui les laissent seuls en face de leur angoisse, sans visibilité, les rues embrumées de Shanghai sont aussi des paysages furtifs, souvent sous-entendus, qui, parfois, laissent illuminer les ombres avant de les absorber dans les ténèbres. Poétiquement on aperçoit la ville à travers «la vaste fenêtre pleine de lambeaux de nuages ».

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