Saturday, May 7, 2016

Analyse d'un ouvrage : Christian Henriot, Belles de Shanghai, Prostitution et sexualité en Chine au XIXe-XXe siècles


Dans ce livre, l'auteur s'intéresse à la prostitution comme un phénomène en lui-même mais également comme le miroir reflétant les évolutions de Shanghai. Tous les aspects de la prostitution sont abordés : qui sont les prostituées ? Les trafiquants ? Pourquoi ces deux catégories entrent sur le marché de la prostitution ? Quels sont les problèmes liés à la prostitution ? Et que font les autorités ? La ville de Shanghai connait une expansion économique de manière brutale, ce qui influence toute la société. Elle est connue comme étant le « Paris de l'Asie » et le « Bordel de la Chine ». La prostitution, comme le dit plusieurs fois l'auteur, est sensible aux évolutions. Dans la tradition chinoise, le fait d'aller voir des prostituées n'est pas moralement répréhensible, il n'y a aucune honte comme cela pourrait être le cas en Occident, c'est même une pratique courante de la vie sociale. C'est une institution complémentaire au mariage. Toutefois, ce milieu a connu des changements. Les élites, autrement dit les lettrés, du XIXe siècle aimaient la compagnie des « courtisanes », cela leur apportait également un certain prestige social. Le terme « courtisane » désigne les femmes qui sont appréciées pour leurs talents artistiques et musicales. Les relations sexuelles ne sont pas obligatoires, il y a tout un rituel avant que le client ne puisse entrer dans la chambre de la courtisane. Cela crée une sorte de relation privilégiée entre la courtisane et le client. Ce monde, plein de séduction, n'existe que parce que les femmes chinoises sont confinées hors des espaces publics et les mariages sont arrangés. C'est le premier parallèle de l'auteur avec la condition des femmes en général. Les courtisanes ne sont pas accessibles à une large part de la population. D'une part, à cause du prix, ainsi que des pourboires exigés pour tout le petit personnel, d'autre part car il y a des règles implicites et des codes qu'il faut connaître. Les courtisanes semblent être des femmes libres, de choisir avec quel client elles auront des relations, et avoir un statut envié. Toutefois, elles sont très surveillées par leur maquerelle, ainsi que par les servantes et les tireurs de pousse, qui ne veulent pas que « l'arbre à sous », comme désignées par l'auteur, s'enfuie avant d'en avoir puiser le maximum. D'autre part, comme cela est souligné par l'auteur, les courtisanes sont surtout décrites par les élites. Or, ces dernières ont tendance à idéaliser ces femmes, de plus, dans leurs écrits, et comme les élites sont associées aux courtisanes, ils donnent une image de ce milieu qu'ils veulent en donner et en donner d'eux-même. Les carrières de courtisanes sont courtes, elles y entrent tôt et en sortent en général par le mariage avec un ancien client. Il existe à côté de ce milieu de prostituées de « bonne qualité », une prostitution populaire mais les sources ne sont pas aussi abondantes que pour les courtisanes. En effet, les élites méprisent ces types de prostitution et les ouvriers, ou plus généralement les couches les moins favorisées n'écrivent pas sur leurs expériences. Le passage à Shanghai, d'une domination de lettrés à celle des marchands et ainsi le passage à une société d'argent favorise la commercialisation et la sexualisation du milieu de la prostitution. Les offres et les pratiques diverses augmentent. La prostitution populaire augmente et le statut des courtisanes diminue. En effet, les marchands n'ont pas la même culture que les lettrés, par conséquent les qualités recherchées chez les courtisanes au départ ne sont plus les mêmes, les marchands ne fréquentent des sortes de « poules de luxe », encore nommées courtisanes même si elles n'en ont plus la formation, que pour le prestige social et le sexe. Les différentes catégories de prostituées tendent à s'uniformiser vers le bas. Les relations de séduction et les rituels avant d'entrer dans la chambre de la prostituée ne sont plus de mises. De plus, l'offre se diversifient, notamment dans les salons de massage ou encore dans les dancings. Les pratiques se diversifient également, par exemple les prostituées considérées comme âgées proposent des services spéciaux pour avoir des clients qu'elles n'auraient pas eu sinon, les clients préférant les jeunes filles. Dans une troisième partie, l'auteur développe l'idée d'une économie de la prostitution. Shanghai est un haut lieu de trafic des femmes. En effet, la division de la ville en trois administrations qui manquent d'une réelle collaboration favorise ce trafic, qui implique des femmes et également des enfants. Lorsque l'on évoque l'organisation de la prostitution, la première idée est quelle est très organisée avec un grand réseau de proxénètes. Dans ce livre, l'auteur montre que ce n'est pas le cas en Chine. En effet, l'organisation est plutôt décentralisée avec plusieurs intermédiaires qui sont impliqués dans ce trafic à des degrés différents mais ils sont rarement membres d'un réseau particulier. En effet, l'auteur distingue deux catégories de trafiquants. Les premiers, les amateurs, rentrent dans ce milieu un peu par hasard, une occasion se présente par exemple. Les seconds, les professionnels sont pour l'auteur à l'affût des femmes, connaissent les besoins du marché et placent les femmes dans les maisons. Les victimes de cette traite sont des jeunes, voire très jeunes, filles, elles pourront ainsi entrer sur le marché au plus vite. Elles sont envoyées dans des provinces éloignées de leur lieu d'origine. Comme cela, elles sont isolées, tant au niveau familial qu'au niveau de la langue. Les filles peuvent avoir différents statuts. Elles peuvent être des esclaves, il n'y a ainsi pas de porte de sortie à part la maladie, la vieillesse, la mort ou le mariage avec un client, souvent des classes défavorisées. Elles peuvent également être gagées, autrement dit elles travaillent temporairement contre une somme d'argent. Ces deux statuts sont plutôt difficiles dans la mesure où la maquerelle exerce une forte pression pour recevoir le plus de clients possibles et donc d'avoir plus de revenus. Les filles peuvent également avoir contracté une dette auprès d'une maquerelle et faute d'un autre moyen de remboursement se prostituent. Enfin, elles peuvent être libres, autrement dit se prostituer de manière occasionnelle. Ces deux derniers statuts procurent à la prostituée une relative autonomie, un peu moins pour celles endettées qui doivent rembourser assez vite leurs dettes compte tenu des taux d'intérêts pratiqués. Les trafiquants sont rarement punis car ils se fondent dans la masse. De plus, les preuves du délit sont souvent difficiles à établir. La prostitution se localise dans certains quartiers de la ville, bien qu'au gré des politiques, ce milieu fasse preuve d'une grande migration. Concernant la maison en elle-même, les intérieurs dépendent de la catégorie, ceux des courtisanes sont plus confortables que celles des maisons de prostitution ordinaire. Toutefois, les lieux, bien que plus ou moins confortables, ne sont pas extravagants. Au contraire, l'ambiance est plutôt neutre pour que les clients se sentent à l'aise. Toutes les maisons, quelque soit la catégorie, seul le nombre varie, emploient du personnels. Ce sont des servantes, des musiciens ou des personnels de service. Toutes ces personnes reçoivent un pourboire de la part des clients. Le montant varie selon la catégorie de prostitution et pour ceux au service des courtisanes, de la réputation de cette dernière. Une des figures importantes de ce milieu est la maquerelle. Dans une société dominée par les hommes il est étonnant de voir un milieu dirigé par les femmes. Les informations sur cette figure sont rares, elles sont souvent dans la littérature des exploiteuses avides d'argent qui ne sont jamais satisfaites du travail des filles qu'elles dirigent. Dans ce milieu, hormis les clients sont en arrière-plan. Leur présence rassure car ils sont les garants de la sécurité de la maison. Par ailleurs, ce milieu est caractérisé par un renouvellement constant, ce qui n'est pas étonnant en prenant en compte la durée de carrière des prostituées. La dernière partie du livre est consacré aux politiques des différentes autorités. Lors de la présence des concessions, il n'y pas de politique uniforme sur tout le territoire de la ville. Cela est du au manque de collaboration des trois administrations qui sont parfois rivales. La première approche est tout d'abord réglementariste. Les autorités en général ne souhaitent pas l'éliminer mais surtout la contrôler en procédant à des enregistrements. Ces politiques sont nées de l'ampleur du phénomène et le problème des maladies vénériennes. Dans un second temps, la politique abolitionniste émerge. Elle est caractérisée par une approche morale, influencée par la religion et les pays étrangers comme les Etats-Unis. Elle trouve une attention particulière auprès de la communauté étrangère résidant à Shanghai mais pas auprès de celle chinoise qui a plus une dimension « pratique ». Certains commerçants sont contre car la prostitution peut créer des nuisances pour leur commerce, c'est donc plus pour un intérêt économique qu'ils se mobilisent plutôt qu'une considération morale. Le manque de moyens et de collaboration met fin à la politique abolitionniste, le retour à la tolérance prime. Toutefois, les nationalistes, ayant comme objectif de redonner une dignité à la Chine et de faire de ce pays un pays puissant, arrivent au pouvoir. Ils n'essaient pas d'éliminer la prostitution, ni de la réduire, ils occultent un partie du problème au nom de la modernité. Après la colonisation japonaise, le gouvernement nationaliste reprend le contrôle de la ville et cette fois-ci sur tout le territoire de Shanghai. Une politique d'enregistrement est mise en place dont le but final est la réduction du phénomène.Toutefois, les maisons de prostituées clandestines échappent aux autorités pour la plupart. De plus, cette politique manque de moyens et de structures d'accueil pour recevoir les prostituées sorties de ce milieu. Deux institutions sont citées dans le dernier chapitre du livre, la première est née de missionnaires protestants et la secondes de marchands conformément à la tradition chinoise d'aider les plus pauvres. Elles accueillent par exemple les prostituées qui se sont enfuies ou essaient de repérer les trafiquants sur les quais de gare. Pour les missionnaires, l'approche a toujours une dimension religieuse avec une éducation morale et la lutte contre le mal de la nature humaine alors que les marchands considèrent que la prostitution est un problème social et qu'un des moyens de le résoudre passe par les réseaux pour retrouver les familles dans les provinces d'origine. Toutefois, ces institutions participent à la condition de la femme en Chine. En effet, la sortie de ces centres se font soit par un retour dans la famille, soit par le mariage ou encore plus rare un emploi. Autrement dit, la femme n'est pas un individu responsable, elle ne peut pas subvenir à ses besoins seules.
A travers ce livre, divers aspects de la prostitution sont éclairés, la partie économique, culturelle ou encore sociale. Il y a un aperçu global du phénomène et également à une échelle plus petite au travers de différents exemples de la presse ou encore des archives de police. Toutefois, il est vrai que pour certaines parties, la curiosité pousse à se poser encore plus de questions, notamment sur la partie des courtisanes. En effet, faute de sources, et ce n'est nullement la faute de l'auteur qui a produit un travail de recherches qui semble considérable, les témoignages de courtisanes et plus généralement de prostituées manquent. Il serait intéressant de connaître le point de vue de ces différents groupes et la vision qu'elles avaient d'elles-même. Ce manque apparaît d'autant plus que, comme le souligne l'auteur, les élites ont un point de vue biaisé et que les prostituées parfois ne déclaraient pas toute la situation des maisons de prostitution à la police. De plus, le problème des sources disparates ou muettes apparaît plusieurs fois dans le livre. Comparé à d'autres objets d'étude, la prostitution ne fournit pas de données précises sur tous les aspects du phénomène, et on comprend bien cela, mais cela est parfois frustrant pour le lecteur. Toutefois, l'auteur n'affirme pas ce qui n'est qu'une hypothèse plausible, en utilisant des « j'ai l'impression que » et « par mes lectures je pense que ».

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