“Fruit Seller:
How come you’re always pasting newspaper on the wall?
Wang: This broken down old wall, I can’t stand looking at
it.”
Street Angel est un
film produit par la compagnie Mingxing. C’est le deuxième film de son
réalisateur, Yuan Muzhi (袁牧之 1909-1978). Après avoir été acteur au studio Diantong il fait ses débuts comme réalisateur avec le film
Scènes de le vie urbaine (都市风光)produit
par la Mingxing. Ce film accorde une large place à la musique et peint avec
réalisme le Shanghai de l’époque. On retrouve aussi ces éléments dans Street Angel, film mélodramatique
considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma chinois et qui parait dans un temps
de troubles et de désordres en 1937. Street
Angel sort durant l’été, juste avant la prise de Shanghai par les Japonais,
« ce fut un immense succès auprès du
public, mais ce fut aussi l’un des derniers produits du grand « âge d’or » du
cinéma chinois, celui du cinéma de Shanghai : les artistes furent bientôt
forcés de se replier dans les concessions, et bridés par la censure japonaise.
» écrit Brigitte
Duzan. Par la suite Yuan Muzhi adhère au Parti communiste et fonde le premier
studio étatique, puis il dirige le Bureau central de cinéma au ministère de la
culture (1949).
Ce film met en scène la vie quotidienne du
Shanghai populaire des années 1930. Les personnages qu’on y rencontre
illustrent la diversité et la précarité des petits métiers. Ainsi, Chen
Shaoping le joueur de trompette, est entouré de ses amis : un vendeur de
journaux, un barbier, un muet désœuvré et un jeune vendeur de fruit. Une
joyeuse troupe bigarrée donc, teintée de naïveté et qui vibre encore des
espérances de la jeunesse. Un autre groupe est composé par deux personnages
féminins : Xiao Hong et sa grande sœur Xiao Yun, toutes en contrastes,
elles illustrent la difficile position des femmes seules et sous domination.
Chanteuse, Xiao Hong représente encore l’insouciance de la jeunesse alors que
sa sœur, forcée à la prostitution, illustre le sombre écueil de cette
population féminine fragile. Le troisième groupe réunit le joueur de erhu et sa
femme (joueuse tout court) qui vendent chansons et vins et exploitent les deux
sœurs qu’ils logent à l’étage. A ces gens peu scrupuleux on peut lier le
gangster, monsieur Gu, désirant acheter la jeune chanteuse. Ces principaux
personnages, auxquels il faudrait rajouter les différents logeurs et logeuses,
les policiers ou encore l’avocat, donnent vie, avec un réalisme certain, à un
milieu urbain pauvre, prosaïque, fait de difficultés quotidiennes et dans
lequel même les liens les plus forts (amitié, amour) ne sauvent pas de la
violence les faibles et les marginaux.
Tout d’abord, le film joue beaucoup sur la
spatialité. On note en premier lieu celle qui est la plus évidente et qui est
axée sur la verticalité. Le petit peuple que l’on suit est celui de la rue,
c’est là qu’il gagne son pain quotidien (vente de journaux à la criée, musique
et procession pour les mariages, errance nocturne en quête de clients…). La
porosité entre l’espace public de la rue et l’espace privé des intérieurs est
souvent mis à mal, il y a une unité de lieu qui n’est rompue que par l’épisode
se déroulant dans le gratte-ciel. En effet, quasiment toutes les scènes se
déroulent dans un lilong assez
caractéristique avec sa porte, sa rue étroite et ses maisons peu élevées et
serrées. Cette architecture renforce le sentiment d’intimité qui se dégage des
lieux, la proximité qui en découle est cependant à la fois sympathique,
étouffante et dangereuse pour les personnages.
Dès le début, lorsqu’on suit Chen Shaoping
et sa fanfare, les interactions entre l’espace de la rue et celui des logements
sont mis en avant par le dialogue gestuel entre le trompettiste et la jeune
chanteuse à sa fenêtre. Avec l’adoption d’un angle plongeant puis en contre
plongé, le réalisateur offre une vision subjective (celle des personnages),
vision qui place le spectateur tantôt dans la rue, tantôt à la fenêtre. Avec
cette technique les regards se croisent et lient, unifient, densifient
l’espace. On retrouve cela fréquemment dans le film, les fenêtres deviennent
alors des acteurs à part entière qui servent de cadres, de scènes théâtrales,
rendent explicites les désaccords et permettent l’expression des sentiments. Les
perspectives choisies permettent aussi de jouer sur différents plans, de les
faire dialoguer, de dédoubler parallèlement les scènes et les actions. Ce
monde-là est un univers ouvert dans lequel le regard est toujours appelé et,
aux yeux de cette société, on ne peut échapper. C’est cela aussi qui précipite
les deux sœurs dans la tragédie : fuir, se cacher leur est impossible.
Le
ton de ce film est particulièrement surprenant. Si le début est franchement
comique, le film oscille en permanence entre moments de légèreté (illustrés par
les gags de Chen…) et instants plus sombres (qui se lisent sur le visage de
Xiao Yun), avant de finalement s’achever tout à fait tragiquement. Les ressorts
du comique sont variés. Le burlesque est présent surtout grâce aux nombreux
gags, parfois en cascades, liés au personnage de Chen. Ce personnage capte dès
le début notre regard avec son air décalé dans la fanfare du mariage. Peu
concentré, le musicien commence par laisser s’échapper un filet d’eau de sa
trompette, puis, distrait par son ami qui l’interpelle, il sort du rang
pour le rejoindre et ils se marchent sur les pieds, il finit même par loucher
après avoir regardé la mariée elle-même atteinte de cette gêne peu avantageuse.
Ces éléments montrent clairement
l’influence sur Yuan Muzhi de films américains, comme ceux de Charlie Chaplin.
La scène de prestidigitation illustre tout aussi bien cela. Depuis sa fenêtre
Chen s’amuse à faire apparaitre une pomme sous le regard étonné de Xiao Hong
qui l’observe de sa propre fenêtre en face. Les mimiques des acteurs
rapprochent fortement leur jeu de celui du cinéma muet. Une des pommes vient ainsi
toucher Xiao Yun qui se maquille derrière sa sœur, immédiatement, de l’autre côté
de la rue, les trois complices cachés laissent paraitre leurs têtes, Chen tape
sur chacune d’elles et un son différent en sort. Selon Anne Kerlan, le comique
provenant de cette maladresse et ces relations enfantines font échos à Chaplin
et Paulette Godard. Chen, en plus de ses gags, est un personnage éminemment
théâtral qui, semble-t-il, surjoue ses peines et ses joies, tout en sincérité
malgré tout.
Si parfois il y a des gags plus ou moins
gratuits, d’autres marquent profondément les fractures sociales. C’est le cas
du décalage permis grâce à la confrontation de Chen et Wang aux objets modernes
présents dans le bureau de l’avocat qu’ils vont consulter pour défendre Xiao
Hong contre M. Gu. Le comique est aussi présent dans la caricature parfois
grossière des personnages, c’est le cas pour le muet qui est moqué par Chen à
chaque fois qu’il essaie de s’exprimer. La condition misérable de cet homme est
exploitée à contre-sens et devient un outil de dédramatisation. Même le vieux
Wang et sa femme prêtent à sourire tant leurs traits reflètent leur cupidité et
leur grossièreté.
Enfin, le comique de situation et de mots est
aussi présent : Chen joue bruyamment dans la « Grande rue
calme » ! Chen se permet beaucoup et ce n’est pas par hasard qu’il
est magicien, on a l’impression que c’est de lui que peuvent venir les
solutions aux problèmes que rencontre Xiao Hong. Mais le pouvoir protecteur de
l’illusionniste est aussi une illusion, sa volonté n’y est pour rien mais il ne
peut lutter contre ce qui le dépasse : le pouvoir de l’argent et la chute
promise si cet argent vient à manquer cruellement. Ce film est donc aussi un
film de divertissement mais cet aspect sert grandement la morale de l’histoire.
C’est avant tout un film engagé, de gauche, témoignant d’une situation sociale
pleine d’injustice pour les plus faibles. Le personnage de Xiao Yun reflète
toujours, malgré les épisodes comiques, la ligne tragique, même si parfois
sous-jacente, du film.
Ainsi, la précarité des personnages est
bien présente, en permanence. On peut d’ailleurs la lire métaphoriquement dans
la scène où Chen aide Xiao Hong à traverser l’espace qui sépare leurs deux
fenêtres grâce à une planche. Le cadrage très esthétique rappelle que ces
silhouettes lumineuses qui se détachent contre le ciel noir, jouent les
équilibristes et peuvent chuter à tout instant. Le film montre une jeunesse
globalement naïve et d’avantage tolérante que les personnages plus âgés,
cyniques et à la moralité douteuse. C’est ce que montre la sympathie de Wang
pour Xiao Yun et ses malheurs, Wang surmonte le statut marginalisé de
prostituée. Cependant ce n’est pas le cas de Chen qui est lui plus dur avec
Xiao Yun, cela en fait un personnage complexe, qui est à l’image du film, plein
de subtilités, narratives aussi bien que techniques.
Le personnage de Wang, le vendeur de
journaux, est certainement un des plus attachants. Sa manie de recouvrir les
murs de journaux nous parle symboliquement du contact de cette population à la
modernité. Les journaux sont la source d’un savoir et reflètent les opportunités
et pratiques du Shanghai moderne qui émerge. Ces murs délabrés que Wang ne veut
plus voir, c’est cette société fracturée qui laisse les basses classes en
dehors du renouveau, dans une lutte violente pour leur survie. Au début du
film, un journal collé sur le mur leur permet d’écrire le caractère
« difficile », comme s’il y avait là un rappel de ce que sera leur
vie. De ces journaux, Wang et Chen tirent de nombreuses idées : celle de sortir
s’amuser un soir, celle de consulter un avocat, celle de fuir… Toutes ces idées
seront des échecs, comme si ce savoir-là ne leur était pas destiné. Ces
opportunités du nouveau Shanghai leur sont refusées, ce sont des illusions, à
l’image de cet usage que Wang fait des journaux, c’est-à-dire du papier peint :
cela cache mais cela n’enlève pas la réalité qui est la leur, non celle d’une
prometteuse prospérité mais celle du mur délabré uniquement.
La solidarité, l’amitié et même l’amour
dont l’on voit l’expression subtile dans les chansons interprétées par Xiao
Hong ne suffisent pas pour échapper à la misère de ces bas-fonds. Le film s’achève
donc dans le silence qui entoure la mort de Xiao Yun. Ce personnage tout au
long du film parle d’avantage grâce à sa simple présence qu’avec des mots - à
l’image des femmes qu’elle représente elle n’a pas la parole dans cette
société. La dernière phrase du film rappelle le scenario de New Woman (1933) : “Not enough money. The doctor won’t come.”
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