Sous les Qing, Pékin, ville capitale,
présente à sa manière les problèmes et les caractéristiques liés à ce statut.
Tout d’abord, sa situation n’apparait pas centrale, mais excentrée, la ville
est à l’extrême nord (95% de la population vivait plus au sud) ce qui intrigue
pour une ville devant dominer un empire. Cependant, il faut tenir compte des
régions plus au nord, de la Mandchourie et de la Mongolie, pour comprendre son
enjeu stratégique. La présence des étrangers Mandchous qui sont au pouvoir avec
la dynastie Qing a un impact sur l’organisation spatiale de la ville, sur
l’encadrement militaire (important) mais aussi sur les rapports sociaux, l’organisation
administrative et juridique (complexe). Ainsi, jusqu’à la révolte des Taiping
et les guerres de l’opium, la ville semble présenter une organisation urbaine
efficace et adaptée. Avec le déclin de la dynastie Qing apparaissent les
enjeux liés aux réformes entreprises avec vigueur plus tôt qu’on aurait pu
l’imaginer. La mise en place des « nouvelles politiques » (xinzheng) à la fin des Qing l’illustre.
Xavier Paulès dans un compte rendu concernant l’ouvrage de Luca Gabbiani
écrit : « Comme on le sait
maintenant, la dynastie Qing n’a pas succombé en 1911 en raison d’une
incapacité à se réformer, mais au contraire des suites de cet ensemble
d’initiatives particulièrement hardies, qui ont miné son assise politique,
sociale et intellectuelle. » Mais comment ce processus qui a
déstabilisé le pouvoir a-t ’il concrètement pris forme à Pékin ? Peut-il
se lire dans l’espace ?
Le Pékin de la période républicaine
semble, à travers l’image des tireurs de pousses, une ville en pleine mutation,
à la fois décadente et malgré tout dynamique. La société y semble crispée dans
l’incertitude, et ainsi souvent brutale, mais elle se dessine pourtant anxieuse
de saisir les opportunités qu’apportent la modernité. L’aura fascinante des
tireurs de pousse-pousse étudiés par Strand permet bien de comprendre les
nouvelles tensions de ce monde, personnages symboliques, dans l’impossibilité
de maitriser leur destin, ces hommes semblent l’image concentrée (peut-être
déformée aussi ?) d’une masse silencieuse, car sans pouvoir organisé, et
bruyante à la fois, leur quotidien semble fait de cris de labeur et de
querelles. Un paradoxe. Suivre leurs courses parait
aussi le meilleur moyen de voir la dislocation sociale sans ignorer le
dynamisme de la ville. Pourtant l’étude des pousse-pousse, si elle éclaire la
large classe populaire et moyenne, laisse dans l’ombre les extrêmes (pauvres et
riches). Quelle était la place de l’automobile à Pékin ? Il faut
aussi dire que l’éclairage est fait sur un monde très masculin. (Quelle était
la place des femmes ? Avaient-elles accès à un certain type de
travail ? Quelle était leur rapport à la mobilité ?...)
Les images de centaines de pousse-pousse
cherchant la vitesse, à la fois pour rentabiliser leur travail et s’adapter à
une nouvelle demande, oriente aussi la réflexion sur l’intrusion de cette
modernité qui semble modifier en profondeur les temporalités. Avec le culte de
la nouveauté, du changement, des métamorphoses, l’accélération du rythme
quotidien parait emplir les rues pékinoises, comme une nouvelle esthétique qui
contrebalancerait le désenchantement corrélé à l’approche rationnelle de la
modernité. Esthétique toutefois plus subie que portée ( ?). Marinetti :
« Nous déclarons que la splendeur du
monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse »
(1909, Manifeste du futurisme).
En face de cette vie urbaine intense et
parfois destructrice, que reste-il du mythe de la campagne, du village comme
lieu par excellence de l’harmonie ? Ces années républicaines à Pékin
sont-elles bien celles du renversement des valeurs ? (Comme l’explique Virgil
Ho pour Canton dans son ouvrage Understanding
Canton, Rethinking Popular Culture in the Republican Period (2005).
Une autre question est liée à l’importance
de l’espace social urbain, et tout particulièrement de la rue, comme lieu de la
représentation, de la mise en scène. Cet espace semble être en effet celui d’une
construction du statut social tout comme le lieu de sa perte. L’affichage de sa
réussite par l’utilisation de tel ou tel moyen de transport illustre bien cela,
le déplacement qu’il implique explique peut-être l’importance de ce phénomène
(parader, être vu plus que voir…). Si l’on peut penser que cela a pu être une
constante, l’époque républicaine et l’émergence de nouveaux modes de transports
renforce-t-il cela ? Que peut -on en déduire sur les nouvelles aspirations
de certaines catégories de populations ?
Enfin, le Pékin de cette époque semble
surtout marqué par une certaine précarité dans de nombreux domaines. Les
pousse-pousse eux-mêmes, un temps parangon de la modernité sont vite
concurrencés par les trams (voir l’article de Paul Bady : « A Pekin,
au milieu des badauds et des cortèges » Blanchon Flora (dir.) Aller et venir, Mythe et histoire,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998). Paul Bady parle aussi dans
son court article de la grève de 1929 durant laquelle 200 tireurs sont
décapités. Il cite à cette occasion un passage de Lao She, concernant l’exécution
de Huan Ming, dans son roman Le tireur de
pousse. Cette scène qui éveille chez le peuple une curiosité et un plaisir
non dissimulé, ajoutée aux récits de violences quotidiennes dans les rues de Pékin
rapportés par Strand, permet peut-être de s’interroger sur la question des
sensibilités durant cette période. Y a-t-il une mutation particulière de « l’économie
affective » pour reprendre un terme de Norbert Elias? Peut-on lire, avec
l’analyse du seuil de sensibilité, les indices des bouleversements sociaux de
l’époque ?
Cartes :
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